Philosophie

Séminaire Dialogues philosophiques

Marc Berdet

16 janv 2018 à 19h

Conférence de Marc Berdet (FFLCH-USP, SÃO PAULO), « Se souvenir des futurs perdus. Walter Benjamin et la mémoire politique chilienne »

Répondants : Andrea Pinotti (Université de Milan – Institut d’études avancées) et Sophie Wahnich (CNRS).

 

Marc Berdet, chercheur et enseignant à l’Université de São Paulo (USP), docteur de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne (Cetcopra), est l'auteur de Fantasmagories du capitalL’invention de la ville-marchandise (Paris, La Découverte, collection « Zones », 2013), Walter Benjamin. La passion dialectique (Paris, Armand Colin, 2014) et Le chiffonnier de ParisWalter Benjamin et les fantasmagories (Paris, Vrin, collection « Matière étrangère », 2015). Après différents séjours de recherche et d'enseignement en Allemagne, au Mexique et au Chili, il a posé ses bagages au Brésil où il travaille sur le problème de la mémoire collective et de la culture démocratique dans les pays d’Amérique latine qui ont souffert de dictatures civiles-militaires.

 

Cette intervention vise à élaborer une théorie matérialiste de la mémoire qui, inspirée par Walter Benjamin, puisse servir de boussole critique lorsque nous avons à aborder des manifestations culturelles de la mémoire collective. Elle cherche à guider le regard sur les « lieux de mémoire » en Amérique latine, en particulier au Chili et au Brésil, et dans l’espoir qu’elle pourra aussi servir à d’autres. Nombre de musées de la mémoire, parcs de la mémoire et autres anciens lieux de torture transformés en sites d’hommage et de recueillement suivent en effet une narration tantôt linéaire (raconter un traumatisme originaire pour montrer sa résolution progressive), tantôt rédemptrice (transfigurer d’un coup un lieu d’horreur en lieu de réconciliation), pour dénoncer la violation passée des droits de l’homme et célébrer l’Etat de droit présent. L’inconvénient de ce nécessaire « devoir de mémoire » que l’on exerce dans des « lieux de mémoire » pour édifier le public, c’est que le passé conté est pris dans les filets d’une narration préétablie qui le simplifie et l’immobilise, et cela de manière à pouvoir mieux faire ressortir, par contraste, un présent complexe et mobile. Nous avons ainsi l’impression que la mémoire est un acte volontaire et conscient consistant à voyager dans le passé pour y récupérer un souvenir n’ayant jamais bougé de place : un « devoir » qui demande, pour ainsi dire, une « feuille de route ». Or, il semble qu’une autre conception de la mémoire soit possible – une conception matérialiste. Plutôt que de considérer les « lieux de mémoire » comme la réalisation, sur un site particulier, d’une certaine idée que des artefacts du passé servent à mettre en scène lorsque la mémoire nationale semble défaillante (l’Idée de la France, de la Démocratie, des Droits de l’homme…), on pourrait penser des espaces de réminiscence d’où surgissent des matériaux du passé qui viennent bousculer notre vision présente du passé (qu’elle soit dramatisée ou idéalisée) et, par conséquent, notre présent lui-même. Au lieu de fixer notre attention sur un passé immobilisé et simplifié dans un acte volontaire de remémoration, on peut au contraire se laisser surprendre par un passé mobile et multiple dans un acte involontaire de réminiscence. Cette voie, c’est évidemment la madeleine de Proust qui l’a ouverte pour l’individu. Mais ce sont aussi les « trouvailles » de Walter Benjamin qui l’ont percée pour le collectif : parmi elles, celles du délire d’Auguste Blanqui, grand révolutionnaire du XIXe siècle qui, alors que sa mémoire est pleine des révolutions manquées, s’abandonne à l’hallucination de la mémoire pure telle que l’a théorisée Bergson.

Ce sont, enfin, les images, ou plutôt le montage d’images pratiqué par le cinéma, qui n’ont cessé de faire surgir des réminiscences du passé collectif : je veux parler ici du cinéma de Patricio Guzmán, qui à chaque époque semble répondre à une interpellation secrète du passé chilien. La madeleine de Proust, les trouvailles de Benjamin, le montage de Guzmán : trois manifestations différentes d’un même phénomène, celui de la mémoire involontaire (individuel, collectif et cinématographique). Or une telle mémoire ne fait pas seulement surgir un passé oublié, comme on le croit souvent. Elle fait aussi surgir un passé qui n’a simplement pas eu lieu, tissé de désirs et de tensions vers l’avenir. D’une conception idéaliste à une autre matérialiste, il ne s’agit donc pas seulement de ne pas oublier ce qui s’est passé pour éviter qu’à l’avenir cela se répète, mais aussi de se rappeler ce qui ne s’est pas passé pour qu’à l’avenir cela ait des chances de se réaliser : non pas seulement se rappeler d’un passé douloureux, mais se souvenir aussi (et surtout) des futurs perdus.